ARTS — Vers une nouvelle approche du cinéma africain : la filmagriotie

Ousmane Ilbo Mahamane – Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques – Programme de doctorat en études cinématographiques

ARTS — Vers une nouvelle approche du cinéma africain : la filmagriotie

La France a fait de l’Afrique noire francophone sa chasse gardée. C’est pourquoi sa politique de coopération cinématographique avec ses colonies n’a pas permis le développement de leurs cinémas. Mais, en dépit de multiples contraintes, les cinéastes africains ont créé un cinéma singulier, né de la rencontre de deux médias : le griot et le cinéma. Ce nouveau média, que nous dénommons « la filmagriotie », particularise mieux ce cinéma que l’appellation stigmatisante de « cinéma africain ».

Critiques et théoriciens occidentaux qualifient de cinéma africain les films réalisés par des cinéastes d’Afrique noire, cinéastes que nous classons en deux groupes. Le premier groupe réalise des films comme cela se fait partout au monde, qu’ils soient bons ou mauvais. En parlant de l’existence d’un cinéma africain singulier, le critique et historien du cinéma sénégalais Paulin Soumanou Vieyra écarte les œuvres de ce groupe, qu’il qualifie d’exotiques et de « pâles reflets du cinéma européen » dont la « poésie est aliment de rêve et [où] se rencontre souvent l’exotisme dans ce qu’il a de plus frelaté[1] ». Le deuxième groupe est bien décrit par un autre Sénégalais, doyen des cinéastes africains, Sembene Ousmane, quand il dit qu’« en tant que créateur, il aime partir des faits authentiques autour desquels il brode son histoire[2] ». Sembene se considère comme un griot, un homme qui raconte des histoires dans lesquelles les Africains se reconnaissent d’abord. Pour lui, chaque cinéaste doit connaître les aspirations de sa société, afin de pouvoir exprimer à haute voix les pulsations secrètes de cette dernière. Le cinéaste africain doit créer pour sa communauté, lui donner à réfléchir, et il doit avoir comme objectif la valorisation de son héritage culturel. Le cinéma doit être, selon lui et comme le disait la réalisatrice franco-guadeloupéenne Sarah Maldoror, « un outil de la révolution, une éducation politique pour transformer les consciences[3] ».

Le cinéma africain à l’école de l’oralité

De 1955, date de la réalisation du premier film d’Afrique noire francophone, Afrique sur scène, à aujourd’hui, les cinéastes africains ont réalisé des films en quantité et en qualité. Le style narratif de certains repose sur l’oralité, tandis que d’autres s’appuient sur le modèle narratif littéraire classique. Issus d’une société dans laquelle le griot a été le seul média de base, les cinéastes africains ont tendance à créer leurs esthétiques sur le modèle des pratiques orales du griot. Le rôle de ce dernier fut inventé par l’empereur du Mali Soundiata Keïta en 1235. Le griot, dépositaire des traditions orales africaines, sert de lien entre les générations. Il est la mémoire archivistique des sociétés africaines et dispose en effet d’atouts indéniables qui font de lui un média complet. Ford Abiyi, professeur à l’Université de Howard[4], souligne que la société africaine précoloniale est régie par un système dans lequel les traditions sont portées et perpétuées par des griots, ayant une responsabilité héréditaire communément reconnue par tous. La légitimité du griot comme média est aussi validée par l’approche intermédiale[5] du professeur de littérature suédois Lars Elleström dans sa classification des médias non techniques. Les quatre modalités qu’il évoque comme constituant le système latent d’un média de base caractérisent l’âme du griot : les modalités matérielle, sensorielle, spatiotemporelle et sémiotique. Il ressort dès lors que le rôle du griot comporte une indéniable dimension médiatique et de ce point de vue, les pratiques orales des cinéastes africains ont apporté du nouveau au cinéma. Il faudra dorénavant tenir compte de cet apport dans l’environnement médiatique mondial, comme cela a été le cas lorsqu’au début des années 1930, le cinéma sonore apparut, inspiré du théâtre et de la radio. Ainsi, les pratiques orales des cinéastes africains sont le fruit d’une remédiation. Il apparaît bel et bien que le cinéma africain a une base, qu’il a une école, et qu’il est issu d’un mouvement né de l’oralité.

L’idée développée par le critique français Guy Hennebelle, qui dit qu’« à la différence des courants qui ont été leurs contemporains à travers la planète, les cinémas africains n’ont pas eu à rompre avec un cinéma traditionnel antérieur, pour l’excellente et simple raison qu’avant eux il n’y avait rien[6] », relève d’une démarche qui repose sur des faits historiques colonialistes. Son analyse reste très limitée et simplificatrice, malgré le fait qu’il reconnaisse que ce cinéma est une remédiation, en affirmant que son esthétique repose sur la volonté de dire, marquée d’une nonchalance dans le récit.

Certains critiques et théoriciens du cinéma considèrent qu’il est difficile pour un Occidental de critiquer d’une façon objective le cinéma africain : « car cela passe par la confrontation avec ses propres origines. Mais cela vaut le détour, car c’est un moyen parmi d’autres de ne pas s’y figer, et donc de sortir de la bêtise. Celle de l’autosatisfaction et de la vérité universelle[7] ». André Gardies, critique et historien du cinéma, souligne que certains cinéastes africains considèrent ses critiques non fondées, car elles ne tiennent pas compte du contexte africain, et lui reprochent de vouloir leur donner des leçons de cinéma. Il estime qu’il est très difficile pour un Français d’échapper à l’histoire : « je suis alors moins un individu que l’Occidental ayant derrière soi le passé colonial et sur les épaules le poids du néocolonialisme[8] ».

De la nécessité d’une nouvelle approche : la filmagriotie

Un questionnement sur ce que le film africain doit à la parole et ce que le cinéaste doit au griot permettra de donner une essence au concept de la filmagriotie. En effet, celle-ci contourne le style narratif classique. C’est un cinéma dans lequel la caméra n’est pas qu’un simple outil de prise de vue, mais un outil qui manifeste sa présence, faisant partie du processus narratif. La filmagriotie interpelle le spectateur. C’est un cinéma fondé sur la parole et la performance en situations, dans lequel se manifestent le discours du personnage et la prise de position du cinéaste. Le nouveau griot, selon Soumanou Vieyra, doit être capable de « rendre compréhensible le langage symbolique et métaphorique des gestes et des attitudes[9] ».

C’est donc sur les plans techniques et narratifs que repose le concept de la filmagriotie. Plusieurs théoriciens du cinéma, dont Ute Fendler, considèrent les réalisateurs africains comme des narrateurs/performeurs, qui « “jouent” ou “ré-actualisent” le film pour confirmer la relation établie entre celui-ci, le public et le contexte local[10] ». L’écrivain malien et professeur de littérature Diawara Manthia[11] avance que les Africains, en s’inspirant de l’esthétique négro-africaine, ont réussi l’adaptation des techniques du cinéma en les conjuguant avec des modalités d’organisation du récit oral. Il souligne que la particularité du réalisateur africain est dans l’utilisation de la technique narrative du griot.

Dans sa narration, le griot incarne ses personnages pour énoncer son récit, alors que le filmagriote utilise les techniques cinématographiques pour son énonciation. Dans Keïta, l’héritage du griot (film du réalisateur et griot burkinabé Dani Kouyaté[12]), on relève deux performances en situations : d’abord celle du griot que Ford Abiyi[13] évoque sous plusieurs aspects, dont le milieu de prestation, l’énoncé du conte et les éléments d’accompagnement de la narration. Les éléments d’accompagnement peuvent être des instruments de musique, le feu de bois, l’arbre à palabres ou la fin de la journée.

La seconde performance est celle du réalisateur, Dani Kouyaté : en l’accomplissant, celui-ci permet au griot de réaliser la sienne selon la coutume africaine (en fin de journée, dans la cour des Keïta). En effet, dans la séquence 10, le griot est dans un contexte adapté à une narration orale dans laquelle l’auditeur et le spectateur sont appelés à substituer aux dires du griot des images, à se faire une idée in absentia. Djéliba ne montre pas visuellement ses personnages, mais il les désigne : l’antilope, le chasseur, le roi et sa cour, etc. :

Séquence 10. Int|Jour. Chez les Keïta.
Djéliba dort. Mabo, de retour de l’école, dépose son sac et réveille le griot.
— Djéliba, je suis là.
— Mabo, assieds-toi.
— Tu dis que mon ancêtre s’appelait Konaté?
— Oui, Maghan Kon Fatta Konaté.
— Pourquoi moi je suis Keïta?
— Tu es très curieux. Cela me plaît. Pourquoi tu es Keïta, je vais te l’expliquer. Mais ça ne s’explique ni en un jour, ni en un an. Ça peut durer toute une vie.
— Oui, dis-moi.
— Écoute attentivement. Tout est parti d’une pauvre antilope. La sécheresse régnait dans le pays. L’antilope cherchait un point d’eau, quand vint à passer un chasseur.
— Hum.
— Ce jour-là, ton ancêtre Maghan Kon Fatta se reposait dans son palais.
— C’est un roi?
— Un grand roi! Le roi du Mandé. Toute sa cour était là.

Dans la séquence 11, la narration filmique repose sur des images :

Séquence 11 : Ext|Jour.
(Plan d’ensemble)
Cour du roi entouré de ses sujets.
(Voix off Djéliba) :
(Plan d’ensemble)
Un chasseur debout dans une cour.
(Plan rapproché [pano])
Le chasseur
— Honneur à toi, roi du Mandé…
Le griot
— Tu as respecté nos lois…
(Plan moyen chasseur)
Le chasseur
— Je ne suis pas un chasseur à la langue…
(Plan rapproché chasseur) et (Plan moyen roi et griot)
(Plan moyen assistance) […]

Dans la scène 10 le griot parle de la vie, dans la 11 le filmagriote reproduit une impression de vie. Pour ses performances, Dani Kouyaté confronte aussi deux espaces : la civilisation occidentale et la civilisation africaine. La mère de Mabo et l’instituteur, qui ne parlent pas en langue locale, mais en français, refusent que Mabo soit initié aux traditions orales. Les deux personnages se liguent contre le griot et prétendent qu’il va compromettre l’avenir de Mabo, pour une soi-disant initiation aux traditions de ses ancêtres. L’instituteur soutient que l’histoire de ces derniers ne figure dans aucun manuel scolaire du pays. Il peut revenir pendant les vacances. Ainsi, Dani Kouyaté démontre la capacité de mise en scène du filmagriote qui, en mobilisant des moyens artistico-scéniques, met en mouvement les valeurs historiques et sociales du peuple du Mandé. Aussi, la performance de Djéliba est non verbale, notamment par ses gestes et ses déplacements : du hamac, il revient sur la natte. Comme le souligne François Baby, professeur à l’Université Laval, le conteur a la possibilité d’adapter son récit en s’autocorrigeant sur certains évènements en fonction de la situation qui se présente à lui et de son auditoire[14]. Mabo, qui faisait sa performance au pied de l’arbre, la fera ensuite sur l’arbre. Pour André Gardies, « cette prestation prend forme par l’utilisation de matériaux narratifs tirés de l’armature dramatique du conte et le recours au talent du conteur pour les agencer et les exposer avec succès[15] ». On peut traduire cela dans le film par les va-et-vient entre le récit oral et le récit filmique, par l’utilisation des techniques cinématographiques.

La filmagriotie repose donc sur un mode d’énonciation historique dans lequel les évènements se racontent d’eux-mêmes. Il n’y a pas à proprement parler un personnage principal, auquel les spectateurs sont appelés à s’identifier du début à la fin du film. Dans Keïta, l’héritage du griot, l’énoncé garde le même sens, quelle que soit l’instance énonciatrice, car il n’y a aucune marque de déictiques : autrement dit, Djéliba, en contant son histoire à Mabo, ne la raconte jamais à la première personne. Ce n’est pas lui qui fait, mais il dit ce qui est fait; il n’énonce pas sa position de locuteur, mais décrit les faits : « en ce temps-là, un buffle furieux et très fougueux terrorisait tout le monde et avait semé une panique généralisée dans tout le pays de Do. Chaque jour, il tuait dix chasseurs ». Cet énoncé n’est pas lié à Djéliba. Il gardera le même sens s’il est prononcé par Mabo. Cela permet la prééminence de la parole, de ce qui est dit sur celui qui le dit, la prééminence de l’énoncé sur l’énonciateur. Les évènements sont narrés comme ils se sont produits dans les temps immémoriaux et se racontent d’eux-mêmes. Oumarou Ganda, cinéaste nigérien[16], et le doyen des cinéastes africains Sembene Ousmane[17] estiment que la filmagriotie est une arme très efficace pour dénoncer les pratiques malsaines (mariage forcé, maraboutages et charlatanismes, abus de confiance, adultère, hypocrisie, mensonge et criminalité). La professeure Ute Fendler, de l’Institut d’études africaines de Bayreuth, reconnaît le concept de la filmagriotie en soulignant que plusieurs scientifiques s’entendent sur le fait que le média audiovisuel permet de reprendre des récits oraux sous forme de présentation orale et gestuelle. Pour elle, la filmagriotie peut contribuer à la sauvegarde de la culture africaine. Ce concept de filmagriotie répond aussi à la définition du cinéaste sénégalais Paulin Soumanou Vieyra, selon laquelle : « le film transmettra purement et simplement les manifestations de la vie africaine, en les visualisant sans modification dans leur exposition et dans leurs contextures. Il transposera ces mêmes manifestations, en les adaptant à l’expression cinématographique sans pourtant réaliser une œuvre originale. Il sera un élément original de l’art nègre[18]. » La filmagriotie est « une arme pour les communautés et les cultures en lutte contre l’éradication[19] ».


Références


[1] HAFFNER, Pierre et Paulin Soumanou VIEYRA. « Propos sur le cinéma africain », Présence africaine, no 170, 2005, p. 51.

[2] DELORME, Christine. « Ousmane Sembene, tout à la fois », http://www.ina.fr/video/VDD08004561, 1er janvier 1992.

[3] OUORO, Justin. Poétique des cinémas d’Afrique noire francophone, Ouagadougou, Presses universitaires de Ouagadougou, 2011, p. 52.

[4] FORD, Abiyi. « Du coin du feu à l’écran. Vers la synchronisation du cinéma africain à la culture africaine », dans Tradition orale et nouveaux médias, sous la dir. de Victor Bachy, Bruxelles, OCIC/FESPACO, 1989, p. 139.

[5] ELLESTRÖM, Lars. « The Modalities of Media. A Model for Understanding Intermedial Relation ». Dans Media Borders, Multimodality and intermédiality, sous la dir. de Lars Elleström, New York, Palgrave, 2010, 280 p.

[6] HENNEBELLE, Guy. « Afrique noire : les plus jeunes cinémas du monde », dans Afriques 50, singularités d’un cinéma pluriel, sous la dir. de Catherine Ruelle, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 95.

[7] BARLET, Olivier. Les cinémas d’Afrique noire : le regard en question, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 5

[8] GARDIES, André. « Oralité et esthétique filmique », dans Tradition orale et nouveaux médias, sous la dir. de Victor Bachy, Bruxelles, OCIC/FESPACO, 1989, p. 15-16.

[9] VIEYRA, Paulin Soumanou. Le cinéma africain des origines à 1973, Paris, Présence africaine, 1975, 444 p.

[10] FENDLER, Ute. « Cinéma et oralité en Afrique de l’Ouest. La médiation orale : traduire, raconter, jouer le film », colloque Pratiques orales du cinéma, Montréal, 2011, p. 159.

[11] DIAWARA, Manthia, « Présence de la tradition orale dans les films africains » dans Tradition orale et nouveaux médias, sous la dir. de Victor Bachy, Bruxelles, OCIC/FESPACO, 1989, p. 191.

[12] KOUYATÉ, Dani. Keïta, l’héritage du griot, long-métrage de fiction, Burkina Faso, 1995.

[13] FORD, op. cit., p. 140.

[14] BABY, François. « Pierre Perrault et la civilisation orale traditionnelle ». Dans Dialogue Cinéma canadien et québécois, sous la dir. de Pierre Véronneau, Michael Dorland et Seth Feldman, Montréal, Médiatexte, 1993, p. 123-138.

[15] GARDIES, op. cit., p. 128-129.

[16] MAÏZAMA, Issa. Oumarou Ganda, cinéaste nigérien : un regard du dedans sur la société en transition, Dakar, Enda-Editions, 1991.

[17] RUELLE, Catherine (dir.). Afriques 50, singularités d’un cinéma pluriel, Paris, L’Harmattan, 2005, 334 p.

[18] VIEYRA, op. cit., p. 244.

[19] LACASSE, Germain. « Le cinéma oral africain. Forme de résistance postmoderne », dans L’Afrique fait son cinéma. Regards et perspectives sur le cinéma africain francophone (sous la direction de Françoise Naudillon, Sathya Rao et Janusz Przychodzen), Montréal, Mémoire d’encrier, 2006, p. 18-19.

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