PSYCHOLOGIE — L'insula : île du cœur et de la raison

Benjamin Hébert-Seropian — Programme de maîtrise en psychologie

PSYCHOLOGIE — L’insula : île du cœur et de la raison

« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », a écrit l’énigmatique Blaise Pascal au courant du 17e siècle en référence au fait que les émotions semblent parfois complètement dissociées du raisonnement caractéristique des humains. Par contre, selon l’hypothèse des marqueurs somatiques, une théorie influente ayant vu le jour en 1994, ces deux composantes fonctionnent de concert plutôt qu’isolément. Ainsi, le bon fonctionnement de la raison dépendrait des messages du cœur, et le concept communément appelé « l’intuition » pourrait résulter de ce travail d’équipe. La cognition, les décisions qui en découlent, voire la personnalité au sens large du terme seraient influencées par les émotions dérivées des sensations corporelles, et ce, à chaque instant – souvent de façon inconsciente. De récentes découvertes scientifiques indiquent qu’une zone cérébrale autrefois peu étudiée joue un rôle primordial dans ce mécanisme en agissant à titre de voie de communication entre le corps et la cognition, l’insula.

Les dernières percées en neurosciences appuient une théorie reliant les sensations corporelles et les émotions à la pensée. Dénommée l’« hypothèse des marqueurs somatiques », cette théorie stipule que le comportement, les attitudes et la prise de décision d’un individu sont grandement influencés par un processus d’échange d’information entre les sensations corporelles (en grec, sôma signifie « corps », d’où l’adjectif « somatique ») et la cognition. Les pièces du casse-tête s’assemblent alors que des chercheurs estiment avoir ciblé l’un des acteurs principaux de ce processus : l’insula. Il s’agit d’une zone du cortex cérébral profondément dissimulée au milieu du cerveau, à l’intersection des lobes majeurs, d’où son nom latin signifiant « île ». Auparavant, l’étude de l’interaction entre les émotions et la raison revenait aux psychologues et aux philosophes. Or, les neuroscientifiques ont eux aussi tout intérêt à concentrer leurs efforts de recherche sur ces deux composantes qui nous gouvernent.

 

Un corps + un esprit = un seul organisme

Il y a de cela 2 000 ans, l’école de médecine hippocratique entrevoyait un lien indubitable entre le corps et l’âme. À cette époque, les troubles psychiques étaient étudiés en fonction des interactions de l’organisme entier1. Ce paradigme a prévalu jusqu’à la Renaissance, période qui a vu naître la légendaire formule cartésienne « Je pense, donc je suis ». Beaucoup plus tard, dans son ouvrage L’erreur de Descartes, publié en 1994, le neurologue de renommée internationale Antonio Damasio émet l’hypothèse que cette phrase a pu influencer l’évolution de la médecine pendant les siècles qui ont suivi2. Selon ce professeur de l’Université de Californie du Sud, la conceptualisation dualiste d’une âme humaine encombrée de son enveloppe matérielle encourage l’étude du cerveau séparément du reste de l’organisme. Cette conception aurait eu pour incidence de reléguer le corps à l’arrière-plan des processus cognitifs, du moins, jusqu’à tout récemment3.

En effet, plusieurs découvertes scientifiques démontrent qu’il existe un lien étroit entre corps et cognition, et l’un des dénominateurs communs de ces études réside dans la participation active de l’insula. D’une part, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle a permis l’observation d’une activité particulièrement forte dans l’insula des individus ayant une meilleure sensibilité intéroceptive4. L’intéroception réfère à la sensibilité d’un sujet à l’égard des signaux sensoriels en provenance des viscères, des tendons, des muscles et des articulations. La perception de ces signaux peut être mesurée objectivement, par exemple lors d’un test au cours duquel le sujet tente de détecter les battements de son cœur. D’autre part, maintes études ont mis en évidence que les personnes dont l’insula a été endommagée présentent des modifications de leur capacité à ressentir certaines sensations, comme la douleur ou la température5. Fait étonnant : cette même sensibilité intéroceptive est aussi liée à la disposition qu’ont les gens à réagir à des expériences émotionnelles. Ainsi, l’un des rôles de l’insula serait d’influencer l’intensité de l’émotion ressentie, et ce, en fonction de l’attention que prête un individu aux sensations corporelles qui sont associées à cette émotion6. Ce mécanisme peut conduire à une réaction émotionnelle positive ou négative. Certaines études démontrent à ce sujet qu’une activité anormale de l’insula est liée à l’anxiété et à la dépression7. En effet, la recherche stipule qu’un individu portant une grande attention à son état physique verrait ses sensations corporelles négatives s’accentuer, si elles étaient initialement de cet ordre-là8.

 

L’intuition, une relation entre le corps et la raison

Dans le passe, les émotions ont souvent été écartées des études scientifiques en raison de leur « mauvaise réputation », ayant une influence soi-disant néfaste sur le processus rationnel de la cognition9. Encore aujourd’hui, les sentiments sont maintenus à distance, comme on peut le constater dans les théories modernes sur l’économie comportementale.

Bon nombre de ces dernières sont basées sur le principe de la maximisation de l’utilité, cette conjecture voulant que les humains soient programmes pour chercher à maximiser leur exposition a des objets apportant du plaisir, et à minimiser leur exposition aux sources de souffrance, sans que le processus de prise de décision soit influence par les émotions du sujet10. Or, ce principe implique qu’un processus cognitif rationnel intervienne dans chaque décision, ce qui nécessiterait du temps, des connaissances et une capacité de traitement de l’information quasi infinis11. Des études plus récentes soulignent que l’humain n’est pas si rationnel que nous l’aurions autrefois pensé, et que les décisions face à des situations incertaines dépendent davantage de processus rapides et intuitifs plutôt que de délibérations calculées12. Par exemple, beaucoup ressentent de la peur à l’idée de prendre l’avion. Ces mêmes personnes se sentent davantage en sécurité en voiture, même si elles savent que, statistiquement, elles courent un risque plus élevé d’être victimes d’un accident de la route que d’un écrasement.

Avec l’hypothèse des marqueurs somatiques, Antonio Damasio propose une avenue intéressante afin d’expliquer l’origine de ces irrationalités. Sa théorie a vu le jour à la suite d’une rencontre avec un patient fort particulier. Celui-ci a vu sa vie basculer après une opération chirurgicale qui visait à lui extraire une tumeur cérébrale, mais qui a aussi eu pour effet d’altérer gravement sa personnalité. Consécutivement à des changements comportementaux négatifs, cet homme a perdu son emploi, sa femme et ses amis. Par contre, cette transformation n’était pas attribuable à une réduction de ses capacités cognitives ni physiques ; il était toujours aussi intelligent, doué et mobile qu’auparavant. Son problème relevait du fait qu’il ne pouvait plus gérer son temps et ses activités efficacement. Effectuer un choix banal était devenu particulièrement difficile pour lui, que cette décision concerne le contenu de son sandwich ou la direction à prendre dans sa carrière professionnelle13.

Finalement, après avoir conduit une quantité innombrable de tests, Damasio a mis le doigt sur le problème : son client ne pouvait plus ressentir d’émotions14. À la suite de l’étude d’autres cas impliquant des paramètres semblables, le neurologue a formulé l’hypothèse que les émotions jouent un rôle important dans la prise de décision. Selon sa théorie, le jugement devant une situation est « marqué » par une réponse émotionnelle. Essentiellement, si l’état corporel est perçu négativement, la situation particulière est alors étiquetée comme négative, ce qui a pour effet d’alerter l’organisme d’une situation fâcheuse imminente à éviter. À l’opposé, si l’état corporel est perçu comme potentiellement favorable, le marquage positif encourage la prise d’une décision permettant le rapprochement de l’objet en question. L’exemple des moyens de transport permet de mieux illustrer le sens de ce jargon cognitivo-comportemental : la décision de voyager en voiture plutôt qu’en avion découle d’une exposition récurrente à des images d’écrasement d’avions dans les medias. L’état somatique négatif généré par le caractère dramatique de ces images dominerait alors le paysage de notre raisonnement cognitif, appuyant par la même occasion notre décision d’éviter de voyager par la voie des airs. Ce mécanisme fonctionnerait à notre insu, d’où notre difficulté à imaginer que la majorité de nos décisions sont influencées à la dérobée par des intuitions découlant de nos états somatiques. Le terme « somatique » est ici utilisé parce qu’il englobe toutes les formes d’humeurs, qu’elles soient transitoires ou durables, et qui ne sont pas nécessairement caractérisées par la même intensité que les émotions conventionnelles, telles que la joie et la tristesse. L’hypothèse des marqueurs somatiques est notamment corroborée par les résultats découlant d’une tâche expérimentale dénommée Iowa Gambling Task. Elle consiste à observer la stratégie du participant, qui est altérée par le marquage émotionnel subi à la suite de pertes et de gains d’argent fictif. Les sujets ayant une lésion cérébrale aux zones associées au traitement des marqueurs somatiques éprouvent plus de difficulté à choisir une stratégie gagnante15. Si vingt ans d’expérimentation ont permis d’établir un certain consensus quant à la plausibilité de cette théorie, elle demeure mise à l’épreuve et elle évolue en fonction des nouveaux acquis en sciences. En guise d’exemple, lorsqu’Antonio Damasio décrivait son hypothèse pour la première fois en 1994, celui-ci n’accordait à l’insula qu’un rôle accessoire dans le fonctionnement des marqueurs somatiques. Cependant, les recherches les plus récentes laissent supposer que l’insula fait partie intégrante de ce mécanisme, nécessitant par la même occasion une adaptation du modèle théorique.

 

Tous les chemins mènent à Rome… en passant par l’insula

Globalement, l’insula s’apparente à une tour de communication qui aurait pour rôle d’extraire les messages émotionnels des signaux transmis par le corps16. Des données probantes en neuropsychologie appuient ce rôle, du fait que l’insula est particulièrement impliquée dans une pléthore de taches combinant les processus émotionnels et ceux de l’ordre de la sensibilité intéroceptive17. Anatomiquement parlant, cette piste est corroborée par la façon dont l’insula est connectée à presque tous les centres majeurs du traitement des émotions et de la cognition : le thalamus (« autoroute » de la transmission de l’information entre le corps et le cerveau), l’amygdale (siège de la reconnaissance du caractère émotionnel des signaux provenant des sens), l’hippocampe (lieu de formation de nouveaux souvenirs), le cortex cingulaire antérieur (régulant des fonctions autonomes du corps, comme le rythme cardiaque), le cortex préfrontal (siège des fonctions cognitives supérieures, dont le raisonnement) et les noyaux gris centraux (associes aux mouvements du corps)18. Qui plus est, il s’agit pour la plupart de connexions à deux sens, c’est-à-dire que l’insula peut recevoir des signaux provenant de ces régions, mais aussi en émettre vers celles-ci, ce qui sous-entend son rôle central dans les processus concernés19.

L’insula est donc une joueuse d’équipe, ses branchements neurologiques laissant présager qu’elle est une aire cérébrale nécessaire au bon fonctionnement du traitement sensoriel et émotionnel. Toutefois, cela ne signifie pas qu’elle est indispensable : une étude de cas unique en son genre s’est penchée sur un sujet dont l’insula était entièrement détruite, et a rapporté que le patient en question pouvait toujours ressentir la douleur et des émotions primitives telles que la peur ou la joie. Ainsi, les chercheurs pensent que le rôle de l’insula est davantage de moduler l’information émotionnelle et sensorielle que de la générer, et ce, avant d’acheminer celle-ci vers les centres de traitement de la cognition20. Cette constatation est appuyée par le fait que l’insula est située dans le cortex cérébral, une couche du cerveau apparue relativement tard dans le développement de l’espèce humaine et associée à la cognition supérieure – dont l’habileté à raisonner. En contrepartie, des régions cérébrales beaucoup plus anciennes sont à la base des processus émotionnels les plus archaïques21.

 

Une idée centenaire revisitée et une piste pour le futur

Si les preuves d’une association entre le corps et la cognition sont récentes, l’idée l’est beaucoup moins. Dans son texte What is an emotion? publié en 1884, le philosophe et psychologue William James illustrait déjà sa pensée sur l’origine des émotions ainsi :

Si l’on s’imagine une émotion forte, et que l’on tente par la suite d’extraire de notre conscience toutes les sensations corporelles qui lui sont associés, on constate qu’il ne reste rien, aucune « substance mentale » à partir de laquelle les émotions pourraient être générées, et qu’à la place, on ne perçoit qu’un état intellectuel neutre et froid22 (notre traduction).

Pour donner sens à ces mots, imaginez-vous vivre la peur sans le battement effréné de votre cœur, la joie sans le sentiment d’euphorie qui libère votre poitrine, ou le dégoût sans le frisson qui parcourt votre échine. William James a suscité des controverses animées puisque sa théorie se limitait aux émotions innées les plus primitives, mais les percées scientifiques actuelles démontrent que son intuition voulant que les émotions soient intimement liées aux états du corps était d’avant-garde. Si une abondance d’indices pointent vers un rôle de soutien important pour l’insula dans les  mécanismes émotionnels et d’interocéption, il n’en demeure pas moins que beaucoup reste encore à découvrir. Depuis quelques années, le développement d’une technique microchirurgicale de pointe a rendu possible l’ablation de l’insula chez les patients souffrant d’épilepsie insulaire et ne répondant pas aux traitements médicaux23. De nouvelles études s’intéressant à l’impact de telles lésions à l’insula constitueront sans doute une occasion sans précédent d’avancement des connaissances quant au rôle de cette mystérieuse aire cérébrale dans le fonctionnement neuropsychologique.

 

Références

1 Damasio, A. (1994). Descartes’ Error: Emotion, Reason and the Human Brain. New York, N. Y. : Penguin Group.

2 Ibid.

3 Ibid.

4 Terasawa, Y., Shibata, M., Moriguchi, Y. et Umeda, S. (2013). Anterior insular cortex mediates bodily sensibility and social anxiety. Social Cognitive & Affective Neuroscience, 8(3), 259-266. doi : 10.1093/scan/nss108

5 Jones, C. L., Ward, J. et Critchley, H. (2009). The neuropsychological impact of insular cortex lesions. Journal of Neurology, Neurosurgery and Psychiatry, 81(6). doi : 10.1136/jnnp.2009.193672

Starr, C. J., Sawaki, L., Wittenberg, G. F., Burdette, J. H., Oshiro, Y., Quevedo, A. S. et Coghill, R. C. (2009). Roles of the insular cortex in the modulation of pain: Insights from brain lesions. Journal of Neuroscience, 29, 2684-2694.

6 Barrett, L. F., Quigley, K. S., Bliss-Moreau, E. et Aronson, K. R. (2004). Interoceptive sensitivity and self-reports of emotional experience. Journal of Personality and Social Psychology, 87(5), 684-697. doi : 10.1037/0022-3514.87.5.684

7 Werner, N. S., Duschek, S., Mattern, M. et Schandry, R. (2009). Interoceptive sensitivity modulates anxiety during public speaking. Journal of Physiology, 23(2), 85-94. doi : 10.1027/0269-8803.23.2.85

Sliz, D. et Hayley, S. (2012). Major depressive disorder and alterations in insular cortical activity: A review of current functional magnetic imaging research. Frontiers in Human Neuroscience, 6(323), 1-14. doi : 10.3389/fnhum.2012.00323

8 Stevens, S., Gerlach, A. L., Cludius, B., Silkens, A., Craske, M. G. et Hermann, C. (2011). Heartbeat perception in social anxiety before and during speech anticipation. Behaviour Research and Therapy, 49(2), 138-143. doi : 10.1016/j.brat.2010.11.009

9 Ashforth, B. E. et Humphrey, R. H. (1995). Emotion in the workplace: A reappraisal. Human Relations, 48(2), 97-125. doi : 10.1177/001872679504800201

10 Pham, M. T. (2007). Emotion and rationality: A critical review and interpretation of empirical evidence. Review of General Psychology, 11(2), 155-178. doi : 10.1037/1089-2680.11.2.155

11 Bechara, A. et Damasio, A. (2005). The somatic marker hypothesis: A neural theory of economic decision. Games and Economic Behaviour, 52, 336-372. doi : 10.1016/j.geb.2004.06.010

12 Sutherland, S. (2007). Irrationality. Londres, Royaume-Uni. : Pinter & Martin.

13 Damasio, op. cit.

14 Ibid.

15 Ibid.

16 Jones, Ward et Critchley, op. cit.

17 Craig, A. D. (2002). How do you feel? Interoception: The sense of the physiological condition of the body. Nature Reviews, 3, 655-666. doi : 10.1038/nrn894

Critchley, H. D., Wiens, S., Rotshtein, P., Ohman, A. et Dolan, R. J. (2004). Neural systems supporting interoceptive awareness. Nature Neuroscience, 7, 189-195. doi : 10.1038/nn1176

Jones, Ward et Critchley, op. cit.

18 Körding, K. (2007). Decision theory: What “should” the nervous system do? Science, 318(5850), 606-610. doi : 10.1126/science.1142998

19 Flynn, F. G. (1999). Anatomy of the insula functional and clinical correlates. Aphasiology, 13, 55-57. doi : 10.1080/026870399402325

20 Damasio, A., Damasio, H. et Tranel, D. (2013). Persistence of feelings and sentience after bilateral damage of the insula. Cerebral Cortex, 23(4), 833-846. doi : 10.1093/cercor/bhs077

21 Damasio, A. et Carvalho, G. B. (2013). The nature of feelings: Evolutionary and neurobiological origins. Nature Reviews Neuroscience, 14, 143-152. doi : 10.1038/nrn3403

22 James, W. (1884). What is an emotion? Mind, 9(34), p. 198.

23 Malak, R., Bouthillier, A., Carmant, L., Cossette, P., Giard, N., Saint-Hilaire, J.-M. et Nguyen, D. K. (2009). Microsurgery of epileptic foci in the insular region : Clinical article. Journal of Neurosurgery, 110(6), 1153-1163. doi : 10.3171/2009.1.JNS08807

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