ARTS — Le théâtre comme voie vers l’inclusion

Emna Fakhfakh — Programme de doctorat en sciences de l'orthophonie et de l'audiologie

ARTS — Le théâtre comme voie vers l’inclusion

Le Théâtre Aphasique, un organisme communautaire québécois à but non lucratif, offre depuis 1995 une lueur d’espoir aux personnes présentant un trouble de la communication. Cette communauté artistique se révèle être bien plus qu’un simple lieu de divertissement. Elle propose une nouvelle perspective inclusive sur la manière dont l’art peut transcender les limites de la communication et de la participation sociale.

Comme tous les matins, Sophie se rend au marché pour faire ses courses. Or, aujourd’hui, sa vision devient floue ; elle est affligée de maux de tête intenses et de vertiges. Son conjoint la conduit à l’hôpital, où elle découvre avec effroi qu’elle fait un accident vasculaire cérébral. Après quelques heures passées aux soins intensifs, Sophie ouvre les yeux pour se rendre compte qu’elle a perdu la capacité de parler. Toutes ses tentatives pour communiquer échouent. Tels de petits pois sautillants sur une assiette, ses mots échappent à sa fourchette de parole chaque fois qu’elle essaie de les saisir. Sophie souffre d’aphasie. Trouver les bons mots pour exprimer clairement ses pensées et ses idées est devenu pour elle un réel défi associé à un sentiment de frustration. Au Québec, cette réalité touche environ 6000 individus chaque année, en plus de leurs proches [i].

L’aphasie et ses conséquences

L’aphasie consiste en un trouble du langage qui survient à la suite d’une lésion cérébrale, le plus souvent localisée dans la partie gauche du cerveau. Dans la majorité des cas, l’aphasie est due à un accident vasculaire cérébral, mais elle peut aussi apparaître à la suite d’autres types de dommages au cerveau tels qu’un traumatisme, une tumeur, une infection ou des lésions dégénératives [ii]. Chez les personnes touchées, le trouble entraîne d’importantes difficultés de communication qui peuvent se manifester dans l’expression et dans la compréhension du langage oral et écrit. Concrètement, certains individus ont du mal à exprimer leurs pensées de façon cohérente ou à trouver les mots appropriés. D’autres rencontrent des difficultés à saisir ce qu’ils lisent ou entendent. L’aphasie apparaît rarement de manière isolée ; des altérations cognitives comme des troubles de la mémoire sont aussi souvent présents.

Pendant le parcours de soins des personnes aphasiques, les services de réadaptation en orthophonie * se concentrent surtout sur la restauration des compétences linguistiques et l’amélioration de la participation sociale [iii], laquelle se définit, selon la chercheuse en santé Ruth J. P. Dalemans et son équipe, comme l’interaction des individus avec d’autres dans le contexte de leur vie quotidienne [iv]. Or, les personnes aphasiques décrivent ces services comme insuffisants [v]. En effet, pour une majorité d’entre elles, la récupération du langage demeure sous-optimale au moment où les services de réadaptation prennent fin, ce qui peut s’expliquer par le manque de ressources et de temps pour l’orthophoniste [vi], mais aussi par les limites de récupération imposées par la lésion cérébrale elle-même. Les personnes aphasiques trouvent donc leur sortie de l’hôpital difficile [vii]. Comme les relations sociales se basent grandement sur la communication interpersonnelle, ces individus se retrouvent souvent isolés socialement, ce qui influence négativement leur qualité de vie et limite la récupération de leur communication [viii].


Entre silence et isolement social

Une étude récente menée par l’équipe de recherche de Maud Gendron-Langevin, professeure à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal, et d’Ingrid Verduyckt, professeure agrégée à l’École d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal, porte sur les retombées d’un organisme communautaire, le Théâtre Aphasique [ix]. Dans le cadre de l’étude, des discussions en groupe et des entretiens individuels ont été réalisés avec les membres de cet organisme et leurs proches. Ces échanges ont incité les participants et participantes à faire part de leurs expériences depuis la survenue de leur lésion cérébrale, notamment en ce qui concerne leur participation sociale et leur communication, mais aussi plus précisément au sujet de l’expérience artistique découlant de leur implication au Théâtre Aphasique.

Les membres ayant participé à l’étude ont exprimé que depuis le début de leur aphasie, ils et elles sont souvent incapables de quitter leur domicile et d’engager une conversation avec des personnes inconnues. Les participantes et participants s’inquiètent aussi grandement d’être jugés par autrui, et en viennent à perdre confiance lorsqu’arrive le temps de sortir de la maison et d’interagir avec les autres. Plusieurs trouvent difficiles et même évitent les réunions familiales ou les conversations téléphoniques avec des proches. Une personne membre du Théâtre Aphasique a tenté de décrire ce changement, expliquant qu’elle se sentait mal à l’aise d’interagir avec des gens inconnus :

Quand j’ai eu mon aphasie, je ne voulais pas parler avec des gens que je ne connais pas. Pendant que je ne comprends… que je ne parle pas bien, donc tous ces gens-là, c’était trop… assez loin de moi, je ne connais pas [x].

L’aphasie a des conséquences néfastes non seulement sur la participation sociale des personnes qui en souffrent, mais aussi sur leur qualité de vie et leur bien-être mental, ce qui peut entraîner de la dépression, de l’isolement et de la frustration [xi].

Une partie de la solution

Les organismes communautaires qui prennent le relais après l’arrêt des services de réadaptation en orthophonie émergent comme des espaces propices pour permettre aux personnes aphasiques de s’engager socialement et de surmonter leur isolement tout en progressant dans leurs communications. Ces lieux leur ouvrent de nouvelles perspectives tout en leur offrant un espace sécurisé pour apprendre, dépasser la honte et renforcer leur confiance en elles [xii]. Ils permettent de rencontrer d’autres personnes ayant survécu à un accident cérébral et souffrant d’aphasie, et d’interagir avec elles, créant ainsi un sentiment d’appartenance à une communauté [xiii]. Certains de ces organismes proposent une variété d’activités artistiques comme le théâtre, le dessin, la musique et la danse.

Le Théâtre Aphasique est un organisme québécois à but non lucratif fondé au sein de l’Hôpital de réadaptation Villa Medica en 1995 par l’orthophoniste Anne-Marie Théroux. Il a pour mission de favoriser la réadaptation et la réintégration sociale des personnes aphasiques en leur permettant de maintenir, voire d’améliorer, leurs compétences en communication tout en développant des aptitudes théâtrales [xiv]. Le Théâtre Aphasique propose divers ateliers d’art dramatique, de stimulation du langage, de jeu physique, de lecture et d’écriture dramatiques, et de jeu devant la caméra. Le nombre de participants et de participantes augmente d’ailleurs chaque année, passant de 136 en 2020 à 160 en 2021, puis à 240 en 2022, selon les rapports annuels de l’organisme [xv].

Le cœur battant du Théâtre Aphasique est néanmoins sa troupe. Composée d’une vingtaine d’acteurs et d’actrices présentant un trouble de la communication, elle se produit régulièrement en public. Les spectacles originaux, adaptés aux besoins et aux compétences des membres, favorisent leur épanouissement dans un environnement positif et propice aux défis. Ils sont présentés au Québec, dans le reste du Canada ou à l’étranger (France et Belgique), sur différentes scènes grand public ou lors de congrès et de conférences scientifiques. L’organisme a d’ailleurs reçu des prix prestigieux depuis sa création. Le plus récent, le prix hommage Véronique Plourde, a été décerné au Théâtre Aphasique lors du Festival de théâtre amateur de Victoriaville en 2018 [xvi].

Des pratiques inclusives

Les milieux communautaires comme le Théâtre Aphasique constituent des espaces adaptés pour des interventions visant la participation sociale des personnes aphasiques. Dans ce contexte, l’adoption de pratiques inclusives à l’égard des personnes présentant un trouble de la communication s’avère essentielle. L’étude qui porte sur les retombées du Théâtre Aphasique, dirigée par Maud Gendron-Langevin et Ingrid Verduyckt, et à laquelle l’autrice a contribué dans le cadre de son mémoire [xvii], a d’ailleurs révélé que l’adoption de pratiques inclusives constituait l’une des clés de la réussite de cet organisme. Contrairement à d’autres milieux qui n’implantent pas ces pratiques, l’approche du Théâtre Aphasique permet d’éliminer les obstacles rencontrés par les personnes aphasiques, par exemple le sentiment d’exclusion, la crainte d’être jugé par le personnel de ces organismes et l’absence de bien-être physique et émotionnel [xviii].

L’adoption de pratiques inclusives au Théâtre Aphasique favorise aussi le développement de liens significatifs au sein de ses membres. Grâce à la nature des activités proposées, notamment les improvisations théâtrales, les activités d’équipe et la préparation de pièces de théâtre, des amitiés se tissent naturellement entre les participants et participantes. Une personne membre souligne les avantages de l’activité théâtrale par rapport à d’autres activités artistiques :

Parce que normalement, si tu fais de la peinture, tu t’assois puis tu fais la peinture, puis tu quittes. Tu ne vas pas vraiment parler avec ces gens. Mais le théâtre, tu es là, tu dois parler avec les gens. On est dans une pièce, je parle avec toi. Finalement, ça devient une petite communication, on se parle de nos histoires. Qu’est-ce que toi tu fais ? Est-ce que tu as des enfants ? Des trucs comme ça. Donc ça nous donne plus… On commence à parler, ce qui est bien, je trouve, moi je trouve ça super [xix]

Le rassemblement, par l’organisme, d’individus confrontés à des situations similaires est particulièrement apprécié des personnes aphasiques, même si la sévérité du trouble peut varier entre les membres ciblés. Ce genre de rencontres leur offre la possibilité de s’exprimer librement, sans entraves ni jugements, une situation rare dans leur vie quotidienne. De plus, en favorisant l’inclusion des membres, ces rassemblements renforcent leur confiance en matière de socialisation et leur permettent de rompre avec leur sentiment d’isolement [xx].

Afin d’assurer la pleine participation des personnes aphasiques, les intervenants et intervenantes de l’organisme doivent bien comprendre l’aphasie et adapter les activités selon les capacités de chacune et de chacun. Une formation spécialisée et une bonne capacité à communiquer avec des personnes aphasiques s’avèrent donc essentielles. Les animateurs et animatrices du Théâtre Aphasique ajustent généralement les activités offertes par l’organisme en fonction des difficultés des membres et conçoivent des personnages adaptés aux capacités communicationnelles ou physiques des participantes et participants. Tous les personnages jouent un rôle central et significatif dans la pièce de théâtre. Cette capacité d’adaptation s’explique notamment par la longue collaboration (de 1996 à 2000) du Théâtre Aphasique avec une orthophoniste, ce qui a permis aux intervenants et intervenantes d’approfondir leur compréhension de l’aphasie et d’acquérir des compétences dans l’adaptation des ateliers.

Entre scène et émotions 

Comme évoqué précédemment, l’aphasie entraîne des répercussions significatives sur le bien-être émotionnel des personnes touchées. Celles-ci vivent en effet un bouleversement majeur dans leur quotidien, tout en se retrouvant dans l’incapacité d’en parler avec leurs proches ou d’exprimer leurs émotions, ce qui pose un défi supplémentaire. Ce point a été soulevé dans l’étude de la chercheuse en pratiques professionnelles Susan Woelders et son équipe de recherche [xxi]. L’un des participants soulignait la nécessité de porter une attention particulière à la communication des émotions, plutôt que de se concentrer seulement sur l’amélioration du langage. Au Théâtre Aphasique, les participants et participantes décrivent les animateurs et animatrices comme possédant une écoute bienveillante et une sensibilité à leurs émotions. Ce sont des personnes constamment disposées à écouter les membres, à leur offrir de l’aide lorsque possible et à être présentes quand ils et elles aressentent le besoin de s’exprimer.

Pour une personne comme Sophie, le Théâtre Aphasique, dont elle est membre depuis de nombreuses années, a contribué à plusieurs changements dans sa vie. Bien que les mots se dérobent encore parfois comme autant de petits pois sur une assiette, elle a tout de même développé certaines stratégies de communication non verbale et se sent plus confiante lorsqu’elle communique avec son entourage. Elle a trouvé un environnement au sein duquel elle découvre et apprend de nouvelles choses qui ont su la passionner. Son conjoint, comme plusieurs autres proches des membres du Théâtre Aphasique, ressent un mélange d’émerveillement, de fierté et de soulagement chaque fois qu’il voit sa femme sur scène. Ces expériences positives, partagées avec plusieurs membres du Théâtre Aphasique, contribuent à renforcer le lien affectif qui se forme entre eux et l’organisme. D’ailleurs, plusieurs considèrent aujourd’hui leurs pairs comme des membres de leur famille, restant fidèles à cette communauté pour de longues années.

Lexique :

Services de réadaptation en orthophonie : après une lésion cérébrale, les personnes aphasiques ont accès à des soins de réadaptation, notamment en orthophonie. Ces soins visent à améliorer la lecture, l’écriture, l’expression linguistique, la compréhension du langage et la communication fonctionnelle des personnes aphasiques. L’objectif consiste aider celles-ci à mieux communiquer, que ce soit verbalement ou à l’écrit. L’intervention orthophonique comprend des exercices de stimulation du langage et l’enseignement de stratégies de communication adaptées aux besoins individuels du patient ou de la patiente afin de favoriser une meilleure qualité de vie. Ces services, d’une durée limitée, permettent rarement une réhabilitation complète de la capacité communicationnelle.


Références : 

[i] Aphasie Québec. (s. d.). L’aphasie. https://aphasiequebec.com/laphasie/

[ii] Fridriksson, J. et Hillis, A. E. (2021). Current approaches to the treatment of post-stroke aphasia. Journal of stroke, 23(2), 183-201. https://doi.org/10.5853/jos.2020.05015

[iii] Alary Gauvreau, C., Le Dorze, G., Kairy, D. et Croteau, C. (2019). Evaluation of a community of practice for speech-language pathologists in aphasia rehabilitation: A logic analysis. BMC Health Services Research, 19(1), 530. https://doi.org/10.1186/s12913-019-4338-0

[iv] Dalemans, R. J., de Witte, L., Wade, D. et van den Heuvel, W. (2010). Social participation through the eyes of people with aphasia. International Journal of Language & Communication Disorders, 45(5), 537-550. https://doi.org/10.3109/13682820903223633

[v] Alary Gauvreau, C., Le Dorze, G., Croteau, C. et Hallé, M.-C. (2019). Understanding practices of speech-language pathologists in aphasia rehabilitation: A grounded theory study. Aphasiology, 33(7), 846-864. https://doi.org/10.1080/02687038.2019.1602814

[vi] Shrubsole, K., Worrall, L., Power, E. et O’Connor, D. A. (2019). Barriers and facilitators to meeting aphasia guideline recommendations: What factors influence speech pathologists’ practice? Disability and Rehabilitation, 41(13), 1596-1607. https://doi.org/10.1080/09638288.2018.1432706

[vii] Le Dorze, G., Salois-Bellerose, É., Alepins, M., Croteau, C. et Hallé, M.-C. (2014). A description of the personal and environmental determinants of participation several years post-stroke according to the views of people who have aphasia. Aphasiology, 28(4), 421-439. https://doi.org/10.1080/02687038.2013.869305

[viii] Ibid.

[ix] Fakhfakh, E. (2024). Le théâtre pour se réinsérer : explorer les retombées de la participation aux activités offertes par le Théâtre Aphasique [mémoire de maîtrise, Université de Montréal].

[x] Ibid.

[xi] Northcott, S., Moss, B., Harrison, K. et Hilari, K. (2016). A systematic review of the impact of stroke on social support and social networks: Associated factors and patterns of change. Clinical Rehabilitation, 30(8), 811-831. https://doi.org/10.1177/0269215515602136

[xii] Woelders, S., van der Borg, W., Schipper, K. et Abma, T. (2018). The meaning of aphasia centres from the perspectives of people with aphasia and their relatives: Understanding participation in the Dutch context. Aphasiology, 32(12), 1490-1512. https://doi.org/10.1080/02687038.2018.1441364

[xiii] Northcott et al. (2016), op. cit.

[xiv] Théâtre Aphasique. (s. d.). Mission, valeurs et objectifs. https://theatreaphasique.org/mission-et-objectifs/

[xv] Théâtre Aphasique. (s. d.). Médias. https://theatreaphasique.org/medias/

[xvi] Théâtre Aphasique. (s. d.). Prix et mentions. https://theatreaphasique.org/prix-et-mentions/

[xvii] Fakhfakh (2024), op. cit.

[xviii] Ross, K. M., Howe, T. et Jenstad, L. M. (2023). Designing a group yoga class for adults with aphasia: “From the minute you walk in… it is communicatively accessible”Aphasiology, 37(11), 1798-1817. https://doi.org/10.1080/02687038.2022.2124504

[xix] Fakhfakh (2024), op. cit.

[xx] Woelders et al. (2018), op. cit.

[xxi] Ibid.

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